UNE SIMPLE AFFAIRE DE FAMILLE
Sympathique cette petite famille dans sa gentille petite maison. Lui est fonctionnaire. Elle élève avec soin leurs deux filles Nathalie et Virginie, dix ans et trois ans. La petite dernière, véritable boute-en-train de l'équipe, n'a pas une grosse santé. Elle a souvent des rhinopharyngites. La scène est toujours la même . Quand le médecin arrive au domicile , maman est là, cachant mal son anxiété, ce qui est bien habituel. Mais, observation moins fréquente, le papa aussi participe activement à la visite médicale. Toujours très souriant. Vous voyez qu'ils sont vraiment très bien.
Régulièrement la gorge de Virginie nécessite un bon nettoyage, ce qu'elle accepte avec bonne humeur. Et tout le monde est content. Un jour, pourtant, ce bon petit diable change de disque, elle a mal au ventre. C'est d'une telle fréquence à cet âge là qu'il n'y a rien là de bien inquiétant . Le lendemain, nouvel appel à domicile. Et là, c'est le drame évident. Elle a de la fièvre, et un ventre dur comme du bois. Pas de doute possible, c'est une péritonite. Hospitalisation d'extrême urgence, opération chirurgicale dans la foulée. Parfaitement réalisée. Mais la famille est pleinement consciente du danger vital que court Virginie pendant quelques jours.
Tout finit par s'arranger, Virginie sourit à nouveau, et, curieusement, serait plutôt moins souvent malade maintenant qu'auparavant.
Quelques mois plus tard, la mère appelle, très anxieuse. Nathalie, la soeur aînée, qui se porte habituellement comme le Pont-Neuf, a soudain mal au ventre. Elle se plaint de douleurs abdominales basses, avec de fréquentes envies d'uriner. Et même quelques débordements nocturnes tout à fait inhabituels. Il s'agit très probablement d'une cystite banale, n'importe quel médecin vous le dirait. Et pourtant l'analyse des urines ne montre pas la queue du moindre petit colibacille. Le traitement désinfectant urinaire prescrit, à tout hasard, n'apporte aucune amélioration.
S'agirait-il de la révélation tardive d'une malformation congénitale ? La radiographie montre bien une petite bizarrerie du côté de la vessie. Comme il se doit, l'avis d'un confrère spécialiste des voies urinaires est sollicité . L'urologue choisi par la famille est justement le chirurgien qui a tiré Virginie d'un si mauvais pas. Hasard ? A voir.
Commence alors le grand balai des examens d'urines à répétition, bilans sanguins divers, radiographies en tout genre, et, en guise de bouquet final inspection directe de l'intérieur de la vessie avec un appareil optique. Rien d'anormal à signaler, pas le moindre petit diagnostic à se mettre sous la dent. Qu'à cela ne tienne, un mécanisme déjà décrit plus haut se met en route automatiquement. La tournée des spécialistes. Nathalie a droit, et dans l'ordre, au gynécologue et au gastro-entérologue. Eux non plus ne trouvent aucune origine à ce mal de ventre, en reconnaissant, fort honnêtement que ce cas n'est pas de leur compétence.
Mais Nathalie souffre toujours du bas ventre, et elle doit aller uriner fort souvent. Ce qui commence à perturber sa scolarité, car les professeurs trouvent que cela cause un peu de désordre dans la classe.
Le chirurgien renouvelle à intervalles réguliers les analyses. Il n'y a toujours aucune anomalie. Une nouvelle cystoscopie se profile à l'horizon. En désespoir de cause, et devant l'inquiétude croissante des parents, il prescrit un médicament tranquillisant à cette petite fille.
Il se passe alors un phénomène curieux, mais non exceptionnel : le généraliste, qui avait dû passer la main à un confrère spécialiste, puis deux, puis trois, se trouve à nouveau qualifié, comme seul médecin, par la famille. "On ne sait plus à quel saint se vouer. Faut-il que Nathalie prenne ce remède pour-les-nerfs un peu inquiétant ? Qu'en pensez-vous, Docteur?".
Vous avez reconnu, sans difficultés, je pense, une maladie fonctionnelle typique, tout à fait comparable à celles que nous avons évoquées dans un chapitre précédent. Nathalie souffre de son ventre, et les médecins consultés, malgré tous leurs efforts réunis, et leur compétence incontestable,sont incapables de comprendre et de calmer cette souffrance. Nous voici, maintenant, devant un mur insurmontable, car toute autre tentative de traitement, quelque soit la technique choisie, se heurtera à la même conception de la maladie. Qu'il s'agisse d'homéopathie, d' acupuncture ou de psychothérapie d'inspiration analytique, ou non, tous les thérapeutes partent du même postulat : L'ORIGINE DE LA SOUFFRANCE DE VIRGINIE SE TROUVE EN ELLE-MÊME. Que chacun, selon sa formation, la cherche dans son propre domaine, somatique ou psychique, ne change rien à l'affaire. Car Nathalie ne sait rien dire d'autre que: "j'ai mal au ventre".
Et nous ne comprenons rien à tout cela avec nos armes médicales habituelles.
Essayons de raisonner autrement. La maladie de Nathalie, que nous avons justement baptisée fonctionnelle, peut-elle avoir une fonction ? Non pas à l'intérieur d'elle-même, car nous n'avons pas le moyen d'aller le vérifier. Quoi que laissent parfois entendre des spécialistes du psychisme, nous ne disposons jamais, dans ce domaine particulièrement difficile, que d'interprétations et d'hypothèses. Nathalie est-elle atteinte de jalousie morbide à l'égard de sa petite soeur ? C'est possible, mais que pouvons nous faire, concrètement, d'une telle analyse problématique, avec une fillette qui ne sait que répéter qu'elle en a assez d'avoir toujours envie de faire pipi ? Certainement rien.
La seule voie qui reste ouverte est de rechercher cette fonction ailleurs que dans la personne de celle que nous appelons malade. Il ne s'agit pas d'une démarche habituelle dans notre mode de pensée occidental actuel, ce qui nous oblige à faire un effort d'attention. Au lieu de prendre comme cadre d'observation Nathalie, nous allons nous intéresser à tous ceux avec qui elle vit. C'est à dire sa famille. Il n'est pas très difficile, pour un généraliste, de considérer qu'un groupe familial constitue, par lui-même, un véritable organisme. Chaque organe est alors constitué par l'un des membres de la famille. Et, comme tout organe, il peut être frappé d'une maladie, comme par exemple le mal de ventre de Nathalie.
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Pour bien marquer la volonté de sortir de la routine qui a conduit dans cette impasse, il est expliqué que ce problème fait souffrir, non seulement Nathalie, mais aussi ses parents, qui sont de plus en plus inquiets. On en parle tous les jours à la maison, c'est devenu une véritable affaire de famille. Cette histoire doit donc être envisagée par toute la famille. La proposition est faite , chose totalement inhabituelle en médecine, de recevoir ensemble tous les membres du groupe familial, pour tenter de comprendre, avec eux, ce qui se passe. Et au cabinet médical , pour sortir du cadre usuel de nos rencontres qui est leur intérieur .
Cette invitation, malgré son incongruité, semble parfaitement comprise par les intéressés, et un rendez-vous est pris dans les jours suivants. A l'heure dite, Nathalie, Elodie et leurs deux parents sont assis en face du médecin . Il est alors expliqué qu'il n'est pas question de mettre en doute la réalité des troubles de Nathalie, elle n'est pas une malade imaginaire. Toutes les investigations médicales ont été faites et bien faites, il n'est pas question de les renouveler. Cette affection fait souffrir toute la famille, et c'est avec tous ses membres qu'il faut maintenant travailler. La remarque est aussi faite qu'il y a toujours quelqu'un de malade chez eux. Comme si c'était nécessaire à leur fonctionnement. L'épisode dramatique de l'opération de Virginie, reconnaissent-ils, a été un moment particulièrement fort de la vie familiale, où tout le monde a été uni, de façon exemplaire. De la même manière, maintenant, le fonctionnement du groupe est polarisé par l'histoire du ventre de Nathalie. Par exemple, chaque matin, le papa demande à sa fille aînée si elle souffre.
Il y a cependant encore autre chose dans cette famille, qui permet d'élaborer une hypothèse sur la fonction de cette affection. La maman souhaite reprendre une activité professionnelle. Ce que son mari, très traditionaliste, ne veut pas accepter. Il y a là un désaccord latent qui risque, un jour ou l'autre, de mettre en péril l'homéostasie familiale. L'unité retrouvée avec la péritonite de la petite, peut être sauvegardée par le mal mystérieux de Nathalie, qui trouve ainsi un sens, une fonction utile dans les relations inter familiales. Il ne s'agit que bien sûr que d'une supposition de la part du médecin . Vraie ou fausse, il ne le sait pas, et qu'importe puisque son but unique est de lui permettre de pénétrer dans le système des interactions familiales.
Une semaine plus tard, la mère téléphone: " Docteur, nous ne viendrons pas au rendez-vous prévu, car Nathalie s'y oppose. Elle a passé deux jours épouvantables, totalement repliée sur elle-même, pour finir par déclarer qu'elle ne veut pas qu'on puisse penser que cela vient de sa tête. Mais, depuis, elle ne se plaint plus du tout de son pipi, et plus personne n'en parle à la maison ".
Les appels de cette famille se font de plus en plus rares , car non seulement Nathalie va bien, mais elle a amélioré ses relations, un peu tendues, avec sa mère. Sans qu'apparaisse en apparence aucune autre maladie chez elle, ou chez un autre.
Cette famille a su admirablement redéfinir elle-même ses relations internes, et apporter sa propre réponse au danger qui la menaçait. Danger que tentait de deviner l' hypothèse initiale du praticien , qui n'a pas eu le loisir de la vérifier. Le rôle de médecin de famille a consisté, très modestement, à permettre à ces gens de comprendre que derrière la maladie de Nathalie se cachaient des choses qui les concernaient tous. Que la maladie avait eu une fonction familiale, et qu'ils pouvaient peut-être en faire l'économie à l'avenir.
Il parait intéressant de souligner qu'en rapportant cette observation clinique, il a été possible, sans aucune difficulté, de se passer de toute allusion, même voilée, à une caractéristique quelconque du fonctionnement intra psychique de l'un des personnages en cause. Tout se passe au niveau des relations qui unissent entre eux, ou séparent, ce qui revient au même, chacun des membres de la famille à tous les autres. Sans avoir à tenir compte de ce que l'on a coutume d'appeler la personnalité......................
Extraite de l'ouvrage "De qui souffrez-vous ? Contribution à une métamédecine", cette observation est accompagnée d'une analyse plus globale que vous pouvez consulter sur la page de l'auteur
Dernière mise à jour le 24/12/98