Plus ça va, moins ça va

Danielle fait appel à son médecin généraliste . Petite brune vive, à la parole précise et au geste explicatif facile, elle se décide rapidement à dire ce qui l'ennuie. Sans trop insister sur le prétexte initial de la visite à domicile. Elle ne vit plus depuis que son mari lui a annoncé qu'il l'avait trompée avec une petite jeunesse. Jean-Pierre a beau lui dire qu'il a rompu, et puis que cela n'a aucune importance pour lui, elle ne peut s'empêcher de les imaginer dans leurs ébats amoureux. Elle en perd le boire et le manger. Des entretiens prolongés, dans la meilleure tradition balintienne, permettent de savoir un certain nombre de choses sur son enfance et ses soeurs. Mais la simple écoute est insuffisante pour l'aider à sortir de cette véritable obsession. Jean-Pierre fait tout pour se faire pardonner, et rentre sagement de son travail de bureau chaque soir.

Ils pensent avoir trouvé la solution en fabriquant un quatrième bébé. Aussitôt dit, aussitôt fait. Grossesse normale et accouchement, à terme d'une jolie petite fille. Mais, hélas, tout se gâte très vite. Danielle déclenche un état dépressif important, qui l'amène même à une tentative de suicide. Elle consulte alors un psychiatre qui parle de jalousie morbide, et avec qui elle commence une psychothérapie d'inspiration analytique, arrêtée au bout de quelques séances. Jean-Pierre, pendant ce temps est florissant, dans son rôle de père de famille.

Danielle est moins dépressive, mais poursuit ses scènes de jalousie. Ce que Jean-Pierre supporte de plus en plus mal. Et puis Claudie, la fille aînée, ne va pas bien du tout. Elle se dispute sans arrêt avec sa mère, et avale deux boites de tranquillisants. Les uns et les autres font souvent appel au médecin , et il a le plus grand mal à ne pas jouer les juges d'instruction. La situation s'aggrave en permanence, et des menaces de séparation et de divorce planent dans l'air. Danielle et Jean-Pierre ont maintenant des scènes violentes presque quotidiennes.

Vont-ils partir chacun de leur côté ? Ce serait trop simple, car quand l'un veut s'en aller, l'autre tient absolument à rester. Et inversement. Danielle désespère de trouver dans sa petite enfance l'événement traumatisant, qui expliquerait la situation présente, et cherche à transformer son psychothérapeute en conseiller. Elle y parvient, car elle est fort habile. Et , à partir de ce moment là , elle ne retourne plus le voir.

Jean-Pierre et Danielle sont maintenant dans une situation sans issue. Avec en toile de fond, des accès de violence, la souffrance des enfants, et même le risque d'un nouvel acte suicidaire. La simple écoute est devenue insuffisante, et il faut proposer quelque chose d'autre qu'une thérapie individuelle, qui vient d'être tentée sans succès.

Il s'agit, une fois encore, d'une souffrance de tout un groupe familial, et la seule solution éventuelle est de traiter l'ensemble de ce problème. La petite famille en question comprend fort bien ce langage, et accepte d'engager une thérapie familiale systémique.

De quoi s'agit-il ? D'abord d'un protocole de travail très bien limité. Dix à douze entretiens, espacés de trois semaines. Sans possibilité de rallonge, quoi qu'il arrive. Tous les membres de la famille doivent participer aux séances, ou, en tout cas, y être invités. Un enregistrement vidéo est pratiqué, avec l'autorisation écrite des participants. Enfin, le thérapeute est assisté dans sa tâche par un co-thérapeute. Le rôle de celui-ci est de veiller, en permanence, à ce que le soignant ne se laisse pas prendre au jeu des interactions familiales, pour ne pas devenir un nouveau membre de la famille. Le but du traitement est le suivant. Une famille, comme tout être vivant doit à la fois maintenir sa structure, son homéostasie, nous en avons déjà parlé, mais aussi évoluer, changer. Les évènements normaux de toute vie, naissance, déménagement,chômage,vieillesse, l'y contraignent.

Or, cette nécessaire adaptation, notion chère à René Dubos, suppose, pour être réalisée, une certaine souplesse du fonctionnement des relations familiales. Afin que soient acceptées les indispensables crises que suscite tout passage d'un état à un autre. Sur le modèle de la puberté pour un homme. Certains groupes, se sentant trop fragiles, reculent toute évolution en rigidifiant leurs règles de fonctionnement. Et c'est ainsi que peut apparaître la maladie, dont la fonction, maintenant, saute aux yeux. Maintenir, à n'importe quel prix, l'intégrité familiale. L'ambition de la thérapie est de permettre à la famille d'affronter sa crise de croissance, et donc de faire l'économie des symptômes de maladie dont elle ne pouvait se passer. Mais en trouvant ses propres réponses, ce qui devrait épargner la critique habituelle de manipulation qu'on adresse volontiers à cette technique.

Nous sommes très vite frappés par le fonctionnement particulier de ce couple en difficulté. Il suffit que l'un dise noir, pour que l'autre pense blanc. Peu à peu au cours des séances, nous parvenons à mettre en évidence leur mode habituel de fonctionnement. Et à leur faire prendre conscience qu'ils sont incapables, malgré tous leurs efforts de le modifier, c'est à dire pour reprendre notre titre que plus ça va, moins ça va. Cependant, chacun des deux, a dans la tête une image idéale de l'autre, que nous mettons en évidence .

Or, c'est pour obéir à ce mythe familial, non exprimé, qu'ils doivent respecter certaines règles. Pour Jean-Pierre, l'ouverture sur le monde extérieur, et pour Danielle, le respect absolu de la fidélité conjugale. Sont-ils prêts à sacrifier l'originalité de leur couple pour devenir une famille banale? Telle est la question qui leur est posée à la fin de la thérapie. Cette interrogation place leur difficulté de vivre ensemble sur un tout autre terrain que celui de leurs affrontements habituels, et les oblige à remettre en question leur comportement.

Danielle, au cours du premier entretien de contrôle, trois mois après, nous apprend qu'elle a renoncé à surveiller son mari, et que Claudie a fort bien réussi son année scolaire, qu'elle redoublait. Tout n'est pas réglé, bien entendu, mais un cap bien difficile vient d'être franchi. Il serait d'ailleurs aussi peu raisonnable de demander au thérapeute la guérison définitive d'une telle pathologie familiale , que d'attendre du rhumatologue qu'il mette définitivement fin à une arthrose du genou avec un traitement médical ...........

 

Extraite de l'ouvrage "De qui souffrez-vous ? Contribution à une métamédecine", cette observation est accompagnée d'une analyse plus globale que vous pouvez consulter sur la page de l'auteur


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Dernière mise à jour le 26/12/98