UNE GUÉRISON INEXPLIQUABLE

C'est varié, une consultation de médecin généraliste. Tous les quarts d'heure, parfois moins, de temps en temps beaucoup plus, le médecin doit instantanément oublier le cas qu'il vient de rencontrer, pour rester disponible au problème nouveau qui va lui être soumis. Cette gymnastique permanente, qui nous fait passer de la suture d'une plaie à la dépression nerveuse, sans oublier la confection des innombrables certificats nécessaires aux actes les plus simples de la vie, constitue l'un des charmes de la profession. Mais, il faut bien le dire, à nôtre grande honte, nous ne sommes que des hommes et il arrive parfois que notre attention décroche quelque peu.

C'est tout à fait ce qui vient de se passer avec Louise, c'est à craindre . Qu'à soixante et onze ans, on puisse souffrir de douleurs ostéo-articulaires , parce que, comme tout le monde, on a des os qui se sont décalcifiés, et des cartilages en compote, rien de bien étonnant. Examen clinique, puis consultation des radios et de l'analyse de sang confirment la banalité d'une telle pathologie. L'ordonnance est vite expédiée, et la feuille de soins de la sécurité sociale promptement remplie. Dans l' impatience mal camouflée de recevoir le client suivant , le médecin se lève de mon bureau. Louise, toute frêle, toute pâle, toute de noire vêtue, l'observe d'un oeil inquiet, par dessus ses lunettes. Pourquoi ne se décide-t-elle pas à partir ? Il est souvent délicat, surtout pour un jeune praticien , de savoir mettre fin à une consultation, et il ne sent pas très à l'aise quand il lui tend la main.

" Docteur, il faut que je vous dise une chose que je n'ai jamais dite à personne, et dont j'ai particulièrement honte. Ce n'est vraiment pas beau, docteur, surtout pour une femme, mais voilà : je bois ". La surprise a été telle que le silence s'est établi . Et puis dire quoi ? Louise, c'est une vieille connaissance , elle n'a ni l'apparence; ni les réactions d'une femme alcoolique. Et puis, elle s'occupe avec tellement de dévouement de son mari qui perd progressivement la tête. Louise est donc partie de la consultation après avoir laché ce paquet bien encombrant.

C'est sûr, maintenant, l'histoire des douleurs n'était qu'un prétexte qu'elle fournissait; elle demandait surtout une aide d'une autre nature, que le généraliste se sentait bien incapable de lui donner. En effet, les problèmes d'alcool, il n'y connaissait strictement rien. Peu de temps auparavant, pour un cas d'alcoolisme féminin, à la demande du mari, et ne sachant que faire, il avait fait hospitaliser une malade, contre son gré, en service de psychiatrie. Et en précisant bien dans sa lettre que la seule solution possible lui semblait être, étant donné le caractère récidivant de cette alcoolisation, une pose d'implants sous cutanés de disulfirame. Les résultats avaient été catastrophiques.

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Quand Louise revient en consultation, quelques semaines plus tard, son médecin est dans ses petits souliers. Que va-t-il bien pouvoir lui dire ? Quel traitement lui proposer ? Une cure de désintoxication, il ne sait pas trop ce que c'est, et puis elle va sûrement refuser. Le voilà dans de beaux draps. A peine entrée dans le cabinet, c'est la grande surprise, Louise éclaire son triste visage d'un bon sourire. " Docteur, je ne sais comment vous remercier, mais depuis que je vous l'ai dit, la dernière fois, je n'ai pas retouché à une goutte de vin ".

Incroyable, et pourtant son généraliste y a cru, sans savoir pourquoi. Alors qu'il était persuadé, à l'époque, comme tout un chacun, que la parole d'un alcoolique n'était pas une vraie parole d'homme. Promesse d'ivrogne, n'est-ce-pas? Elle a alors raconté qu'elle avait déjà tenté de dire cela à un autre médecin, mais qu'elle n'avait pas pu. Et que c'était une histoire très ancienne, remontant aux premiers temps de son mariage. Elle aurait tant voulu avoir des enfants. Toute sa vie, elle avait du se contenter d'élever ceux des autres, en buvant son vin blanc. En douce, avec la crainte constante que quelqu'un ne perce son secret. Son mari s'en est sans doute aperçu, mais ne lui en aurait jamais parlé. Les familles ont parfois de ces secrets.

Elle est devenue intarissable, la petite Louise, et elle tente de rattraper le temps de ces années lourdes de silence. Rien d'autre à faire que de l'écouter. C'est maintenant le praticien qui apprend. Elle ne demande aucun médicament à la fin de la consultation qu'elle fixe elle-même, en disant que d'autres personnes attendent leur tour.

Elle est revenue souvent, Louise. Pour ses douleurs et sa tension, avec, toujours, le petit refrain de la reconnaissance, qui met si mal à l'aise. Car, comment ne pas avoir l'impression de n'avoir rien fait dans toute cette affaire ? Elle est toujours de ce monde, bien bien vieille, dans une maison de retraite. Et toujours sobre.

Comment expliquer ce cas, où la malade a réussi à guérir d'une maladie que le médecin, il est parfaitement placé pour en témoigner, ne savait absolument pas soigner?.................

Extraite de l'ouvrage "De qui souffrez-vous ? Contribution à une métamédecine", cette observation est accompagnée d'une analyse plus globale que vous pouvez consulter sur la page de l'auteur


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Dernière mise à jour le 19/12/98