Le temps
Un médecin de famille, c'est un peu comme une paire de soulier. Il faut l'essayer avant de s'en servir. Vous pouvez choisir votre terrain d'expérimentation . Soit chez lui. Un cabinet médical, quoi qu'en puissent penser certains, est loin d'être un lieu neutre et aseptisé. Le désordre du bureau empire, ou la tentative de personnalisation de la salle d'attente peuvent déjà en dire long sur ce que nous ne tenons pas à montrer de nous-mêmes. L'autre tactique est d'attirer le candidat médecin de votre choix sur le territoire où vous régnez en maître, c'est à dire chez vous. C'est souvent plus facile.
La famille de Guillaume, encore inconnue, demande par téléphone de venir à la maison. Confortable pavillon blanc, flambant neuf, encore imprégné de l'odeur entêtante des produits de traitement des bois de construction, au milieu d'un vaste terrain soigneusement gazonné. Voilà qui sent le jeune couple dynamique, qui a hâte de s'établir dans la vie. La morphologie des pièces, discrètement moderniste avec ses grandes baies métalliques, contraste avec la présence de nombreux meubles rustiques anciens agressivement cirés.
La maman, Brigitte, explique qu'elle vient de s'installer ici, où elle ne connait personne, venant en droite ligne de son Est natal. Elle est très préoccupée par l'état de santé de Guillaume. Ce garçon de trois ans est ,en effet, suivi depuis très longtemps, par un pédiatre, pour une anémie, et des infections répétées de la gorge. " Il a sûrement un déficit immunitaire " dit-elle. Cette remarque d'allure technique permet d'apprendre qu'elle a une certaine connaissance des termes techniques de la médecine .
Le jeune Guillaume, visiblement effrayé par le médecin, se réfugie dans les jambes de sa mère, et se prête de mauvaise grâce à l'examen clinique. Il est effectivement d'une pâleur impressionnante, soulignée par de grosses lunettes de myope, posées de guingois sur un petit nez en trompette. Sa gorge est très infectée et il tousse. Prudemment, le choix est effectué de rester sur cette péripétie infectieuse, remettant à plus tard la moindre réponse éventuelle au problème initial de l'anémie.
Le résultat de l'analyse de sang, demandée à la première visite, justifie un nouveau déplacement quelques jours plus tard. Il se révèle parfaitement normal ; tous les globules rouges sont présents à l'appel, correctement gonflés d'hémoglobine. Difficile de parler alors d'anémie. Quant à Guillaume, il est toujours aussi transparent et timide, mais son pharynx est nettoyé. La mission du généraliste , pour l'instant, parait achevée avec quelques conseils banaux, dont celui de recontrôler ce résultat dans trois mois.
Durant le rangement des outils médicaux traditionnels , sous le regard morne de Guillaume , soudain, Brigitte, jusque là confite dans son rôle de bonne mère anxieuse, se met à parler d'abondance. Dans un long discours où elle cache mal son émotion, elle fait part de sa difficulté extrême d'adaptation à sa nouvelle vie ici. Et puis son travail à l'école lui manque tellement.
Et alors, qu'y a-t-il d'extraordinaire dans cette observation clinique. Qui est le malade, est-ce bien celui pour lequel on a demandé le médecin? Les problèmes de santé de Guillaume sont bien réels, et demandent des soins médicaux. Mais, au delà de leur présence évidente, ils semblent être utilisés aussi par Brigitte comme une entrée en matière auprès du médecin, pour pouvoir, enfin, parler d'elle-même. On a beau dire, dans une formule simplificatrice, que le médecin est devenu le confesseur moderne, il est encore peu pensable d'imaginer qu'on puisse venir simplement lui parler de soi, sans lui offrir d'abord un petit symptôme de maladie. Comme si l'on avait besoin de prouver sa souffrance à un tiers.
L'enfant malade témoin d'une difficulté d'existence de sa mère est connu depuis longtemps des pédiatres. "C'est la mère qu'il faudrait soigner", aiment-ils dire, en continuant imperturbablement de soigner le jeune patient. Spécialité oblige.
Quel est l'élément le plus important dans notre histoire, les troubles de Guillaume, ou les plaintes de Brigitte ? Difficile à dire. Le moins illogique serait de retenir ces deux renseignements différents, sans chercher à les relier l'un à l'autre, pour l'instant. Le plus pratique serait de reconnaître comme sans intérêt médical l'un des deux. Après tout, le discours final de Brigitte est un simple bavardage de femme isolée, ne manqueront pas de dire certains. Cela n'a rien à voir avec la médecine sérieuse décrite dans les livres où l'on ne parle jamais que d'un médecin et d'un malade. Cependant, la pratique généraliste est tellement truffée de ce type d'observations parasites, qu'il est bien difficile de faire comme si elles n'existaient pas. Le cadre traditionnel de la relation duelle médecin malade, seule hypothèse retenue par la science médicale actuelle, éclate ainsi sous le choc de la réalité quotidienne de notre métier. Sous peine de passer totalement à côté de ce qui se passe pour ceux qui font appel à nous, nous devons fonctionner le moins mal possible en intégrant les renseignements fournis par plusieurs personnes.
Nous avons cependant à notre disposition un outil particulièrement précieux, pour faire face à la complexité de telles situations. C'est la durée. Le temps, en effet, ne nous est pas compté en médecine générale.
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Pour Guillaume et Brigitte, là encore ,le temps a fait, imperturbablement, son oeuvre . De nombreux appels à domicile ont suivi les premiers, avec, comme prétexte, la mauvaise santé de l'enfant. Cependant, un beau jour est entré en scène un nouveau personnage: le père. Garçon de la trentaine, cadre supérieur dynamique dans une entreprise , toujours débordé de travail. D'abord témoin bavard des problèmes de santé de Guillaume, il s'est décidé à venir en consultation au cabinet , pour expliquer qu'il était très fatigué, car il était obligé d'amener des dossiers le soir à la maison, pour pouvoir les étudier correctement.
Et puis , il voulait monter en grade, et s'imposait la préparation d'un difficile concours interne de promotion . Il avait bien du mal à faire face à tout cela, d'autant plus qu'il entretenait un vaste jardin.
Un autre jour, enfin, Brigitte a décidé de pousser, seule, pour la première fois, la porte du médecin , en prétextant un banal bobo. En fait, il s'agissait de dire, semble-t-il , qu'elle supportait mal son mari trop perfectionniste, qui en plus de toutes ses activités, avait pris en main la formation intellectuelle du pauvre Guillaume. La suite de cette observation n'a été favorable à aucun des protagonistes de cette histoire. Y compris le praticien . Seul, cependant, Guillaume, pour l'instant, ne va pas trop mal, merci. Mais tout n'est pas joué. Le temps, encore le temps, toujours le temps , et lui seul, permettra d'en juger. Peut-être. Mais quand?
Extraite de l'ouvrage "De qui souffrez-vous ? Contribution à une métamédecine", cette observation est accompagnée d'une analyse plus globale que vous pouvez consulter sur la page de l'auteur
Dernière mise à jour le 19/12/98