LE COUP DE BOL
Non, attendez. Ne levez pas un tel sourcil réprobateur. Le langage de ce travail, jusqu'ici relativement châtié, ne tourne pas à l'argotique, rassurez-vous. Bol, voyez-vous, et retenez-le si vous êtes cruciverbiste, ne désigne pas seulement le récipient favori du riz chinois, ou la simple chance. C'est aussi un tout petit pays .
Prenez donc l'avion,et, d'un coup d'aile franchissez la Méditerranée, la Tunisie et la Libye. Vous êtes au Tchad. Tout comme y était il y a vingt quatre ans un tout jeune médecin. N'ayant pas un goût immodéré pour la couleur amarante du képi des militaires médecins, il avait choisi de devancer un peu l'appel légal du Service National pour être affecté au ministère de la coopération.
Cela l'a conduit à plusieurs expériences intéressantes. La première est d'ordre strictement logique et administratif . C'est d'avoir vécu une période de sa vie de seize mois sans n'être ni militaire, car il n'avait pas eu à effectuer les classes traditionnelles du service de santé des armées, ni civil. La deuxième a été de le guérir d'une stupide prévention juvénile contre les militaires. Il a pu rencontrer là-bas des hommes tout à fait remarquables, travaillant dans des conditions particulièrement difficiles, sans autre préoccupation que celle de bien faire leur métier .
L' immersion dans un environnement humain inconnu, avec une médecine d'un autre âge , a été particulièrement brutale, est-il besoin de le dire . Etre seul en brousse, à huit heures de piste de l'hôpital le plus proche, avec la responsabilité totale, médicale, chirurgicale et obstétricale d'une population de cent mille habitants répartis sur toute la rive nord du lac Tchad, est aussi une expérience qui marque. Quelle douche écossaise quand on sort juste de la débauche de matériel et de personnel des hôpitaux de Paris que de se retrouver sans eau ni électricité, avec une voiture sans pneus, et une pharmacie totalement pillée.
Bol, puisque tel est le nom du village, pardon, de la préfecture d'affectation , c'est aussi des dunes de sable aride, maigrement meublées de quelques épineux, se terminant dans une eau étrange, peuplée de barrières de papyrus changeant le paysage au gré des vents. Un énorme bassin d'évaporation, à l'époque grand comme la Belgique, où se perdent définitivement au soleil les flots du fleuve Chari. C'est, c'était, également un archipel de plusieurs milliers d'îles, habitées par un peuple très particulier : les boudoumas. Ce peuple utilise une langue fort différente des parlers locaux dérivés de l'arabe , et a la fierté de n'avoir jamais été envahis par quiconque au cours de son histoire, selon la tradition orale .
En cas de danger, les hommes, femmes et enfants ont coutume de se réfugier dans l'eau, au milieu des roseaux, où ils sont invisibles. Habiles pêcheurs, avec leurs embarcations de papyrus, étrangement semblables à celles des indiens du lac Titicaca, ils n'hésitent pas à se déplacer d'île en île avec leur bétail. La population terrestre est surtout constituée de Kanembous, éleveurs semi nomades de bétail, très fortement islamisés.
Le petit bâtiment au toit de tôle, pompeusement baptisé centre médical, comporte une vingtaine de lits où l'on peut garder les cas les plus préoccupants, qui ont été dépistés par l'infirmier de service à la consultation parmi les cent clients quotidiens.
Le spectacle est plutôt curieux de ce campement permanent de tous les accompagnants du malade. Les femmes, les enfants et les ancêtres s'installent avec armes et bagages, dans la chambre même, et dans la cour juste auprès de chaque malade. Leur présence est tolérée, car ils ont la charge de nourrir le leur. Les petits réchauds à charbon de bois se logent partout. Jusque, parfois, à la grande colère du médecin , sous les lits métalliques blancs traditionnels, objets peu usités sous ces latitudes. Le bruit des pilons dans les mortiers à mil rythme régulièrement les jours, au milieu des interminables conversations et des rires.
Pas de doute possible, la maladie, c'est vraiment, ici, une affaire de famille. Il y a bien longtemps déjà que, beaucoup plus au sud, un certain Albert Schweitzer, a eu l'idée saugrenue de reconstituer de véritables villages autour de ses malades de Lambaréné. Tollé quasi général dans la profession médicale, qui a vu dans ce simple respect de la coutume locale, une atteinte aux sacro-saints dogmes de l'hygiène et de l'asepsie, purs fleurons. de la médecine scientifique. Pensez-donc, laisser vivre ces pauvres êtres dans leurs taudis sans aucun confort, soumis à tous les risques de la contagion. Et ils risquent eux aussi de contaminer les autres. Ce n'est pas digne d'un vrai médecin.
Il faut être un artiste, ou un philosophe, comme lui, pour avoir de pareilles idées. Quand on pense à la fortune que nous coûte la construction de beaux hôpitaux modernes dans ces pays.
Docteur Schweitzer , Il ne fait pas bon être en avance sur son époque, elle ne vous le pardonne pas. Et elle vous condamne à un long purgatoire au nom de la religion de la science, dont les prêtres ne se distinguent pas toujours par une tolérance parfaite vis à vis de leurs semblables .
Mais, pour revenir à Bol, il faut bien avouer qu'il n'est pas particulièrement facile d' y travailler pour un jeune médecin européen .
En plus du manque cruel de médicaments, qui oblige à effectuer des choix épouvantables, les problèmes de langues sont particulièrement gênants. Parler avec un malade par l'intermédiaire d'un interprète, situation la plus courante, n'est déjà pas facile. Mais avoir recours à deux intermédiaires relève du cauchemar, ou de la devinette .
L'adaptation d'un bagage uniquement théorique, fraîchement acquis,à des situations concrètes totalement inédites demande quelques acrobaties souvent angoissantes. Et il n'y a aucun moyen de reculer, il faut prendre des risques, en toute incertitude.
C'est ce qui arrive ce jour là avec un jeune garçon de douze ans. Cet écolier présente une jaunisse gravissime, qui a amené à l'hospitaliser. Cette hépatite virale, peut-on penser que c'en est une, en l'absence de toute possibilité d'examen complémentaire, s'aggrave très rapidement. En quelques jours ce mince enfant, vif comme l'éclair, gît sur son lit. Il est inerte, avec un teint grisâtre qui fait craindre le pire. Malheureusement, pas de doute possible, dès le lendemain il s'enfonce dans le coma. Médicalement, et surtout en brousse , il n'y plus rien à faire .
Une délégation de ses camarades d'école se constitue et vient dire qu'ils connaissent un remède pour guérir leur camarade. Il ne s'agit pas là de la première occasion de rencontre avec des pratiques traditionnelles africaines de soins. Comme, par exemple, l'utilisation de bouse de vache pour cicatriser certaines plaies, dont les résultats ne sont pas aussi catastrophiques que l'on pourrait le craindre à priori. La chance a certainement voulu que le sol ne renferme pas de spores tétaniques à cet endroit. Des rencontres existent aussi parfois avec le marabout du village, et nos relations sont bonnes . Il lui arrive même car d'envoyer des clients qu'il ne veut pas , ou plus, soigner lui-même. Pourquoi alors refuser la proposition des enfants? Avec cependant une condition : assister à la scène..
Le médecin n'en mène vraiment pas large quand on amène sur le sable ce petit corps inconscient, au milieu du groupe formé par ses camarades d'école. Ceux-ci ont simplement préparé un petit trou dans le sol et se sont munis d'une bouilloire pleine de liquide. Cela a été très vite. Il lui ont simplement lavé la tête, en le tenant tous ensemble au dessus du sable, qu'ils ont ensuite soigneusement recouvert. Puis ils ont porté le malade jusque dans son lit. Rien de plus spectaculaire.
Nous quittons le soir notre écolier mourant, et, selon toute vraisemblance, condamné dans les heures suivantes.
Quelle surprise le matin suivant de retrouver un garçon ayant repris conscience, encore très faible, mais souriant! Il s'est mis à uriner à nouveau, de plus en plus clair, et a déjauni en quelques jours. Ce qui se repère sans difficulté avec la coloration du blanc de l'oeil, quand la peau est très pigmentée, comme le savent les médecins.
Aucune explication d'ordre scientifique n'a pu venir à l'esprit du médecin . Ce virus semblait implacable, et, médicalement, aucun remède n'avait jamais fait la preuve de son efficacité dans un cas semblable. Erreur de diagnostic ? Tout à fait possible. Quand on n'a que ses yeux, ses oreilles et ses mains pour travailler, on a tendance à rester modeste quant à ses capacités. Pourtant, si vous l'aviez vu, ce pauvre garçon, même si vous n'êtes pas de la partie, vous n'auriez pas donné cher de sa peau.
S'il avait fallu alors se prononcer devant une instance comme la commission médicale de Lourdes, la conclusion proposée aurait été celle d' une guérison médicalement inexplicable. Plus de vingt ans après, le médecin se sent toujours aussi ignorant de ce qui a bien pu se passer.
Il a pourtant cherché la solution de cette énigme dans la composition du fameux liquide utilisé par les enfants. Déformation professionnelle : un médecin est avant tout attiré par les médecines. Terme désuet pour désigner les remèdes. Mais, malgré tous les efforts de persuasion déployés, la composition n'a pas été révélée, ni qui la qualité de celui qui l'avait fabriqué ou fourni .
Ce qui était resté opaque à l'observateur de l'époque, et qui semble aujourd'hui si frappant au médecin de famille, c'est la façon qu'a eu le groupe des petits africains de prendre en charge collectivement la maladie de leur camarade. Aucun doute possible, quelle que soit la représentation qu'ils se font de ce mal, cela n'est pas l'affaire d'un seul, mais d'une collectivité toute entière. Car, comment ne pas être persuadé, maintenant, qu'ils n'ont pas agi seuls, et qu'il y avait derrière eux toute une communauté en action pour sauver l'un des siens.
La dimension familiale de la maladie reste, à n'en pas douter, au coeur même de la médecine traditionnelle africaine et occidentale. La maladie n'est pas considérée comme un événement interne propre au sujet, comme dans notre conception médicale actuelle, dite scientifique. Les chercheurs ont depuis longtemps été frappés de constater la variabilité extrême d'expression de ce que nous considérons comme les maladies mentales d'une culture à une autre, ou d'une époque à la suivante. L'exemple est bien connu des grandes crises d'hystérie observées par Charcot et Freud au début du siècle. Elles ne se voient plus jamais de nos jours. Comme si la maladie était mimétique, elle aussi. Ne parle-t-on pas d'ailleurs de maladie à la mode ? ..............................
Extraite de l'ouvrage "De qui souffrez-vous ? Contribution à une métamédecine", cette observation est accompagnée d'une analyse plus globale que vous pouvez consulter sur la page de l'auteur
Dernière mise à jour le 05/01/98