LES YEUX DE SA CHEVRE
Nous ne pouvons pas quitter aussi rapidement la chaude terre africaine, dont les pratiques médicales gagnent chaque jour du terrain dans notre pays cartésien. Il suffit pour s'en convaincre de lire les petites annonces des journaux où entre madame Irma, voyante extra lucide et Jean Martin, radiesthésiste magnétiseur, figure Monsieur Boubou féticheur guérisseur africain, résultats garantis par don héréditaire. N'en sourions pas trop vite, s'il vous plaît.
Ce n'est pas à un malade que nous allons nous intéresser. Mais à un médecin, s'il accepte cette appellation fort répandue en Afrique, où l'on trouve volontiers des enseignes comme : "docteur pour solex". Piquons donc plusieurs milliers de kilomètres au sud de Bol, pour retrouver la mer à Douala, république du Cameroun.
Changeons de guide et suivons ensemble les pas de Jean de Rosny. Ce jésuite français nous raconte, dans les plus petits détails, son initiation personnelle de cinq ans à la médecine traditionnelle locale. Ce témoignage extraordinaire a été publié sous le titre : "Les yeux de ma chèvre".
Nous entrons avec lui, au coeur d'un quartier populaire de Douala, dans l'intimité d'un nganga, guérisseur ou médecin traditionnel. Qui doit être fondamentalement distingué du sorcier, dont le rôle opposé, si l'on peut dire, est de rendre les autres malades.
De Rosny nous fait assister, pas à pas, à son approche de cette médecine traditionnelle, à travers ses relations avec des nganga, dans la vie quotidienne, comme au cours de leur activité professionnelle. Il s'agit d'un véritable itinéraire initiatique, que nous allons tenter de suivre et de comprendre avec les notions que nous avons déjà utilisées auparavant La description très minutieuse, plans à l'appui, du lieu où travaille le nganga n'évoque pas exactement nos cabinets médicaux. Les interventions qui constituent sa pratique sont, bien sûr, d'un tout autre type que celui de nos consultations actuelles. Mais tachons de ne pas nous laisser trop envahir par l'exotisme des scènes nocturnes, à la seule lueur d'un grand feu, au son martelé du tam tam.. Cette observation au premier degré n'a qu'un intérêt anecdotique pour occidentaux blasés en mal de mystère.
Une autre tentation serait de vouloir interpréter les scènes auxquelles nous assistons avec notre oeil habituel de professionnels. Et de chercher, par exemple, quel diagnostic épingler devant telle ou telle manifestation pathologique. Ou bien de nous lancer sur la piste de la composition chimique exacte de toutes les préparations et mixtures qui aident à l'accomplissement des séances, aussi bien pour le médecin que pour le malade, ou les assistants.
L'organisation mondiale de la santé suit d'ailleurs cette voie en soutenant des recherches sur les remèdes des tradipraticiens. Avec l'idée implicite que l'effet pharmacologique de certaines substances expliquerait de curieux effets thérapeutiques. Et qu'il suffirait, pour les reproduire d'utiliser la même recette. Comme la pénicilline tue tous les streptocoques d'un malade, quelque soit le prescripteur. Toujours l'image tenace du médecin et de ses médecines. La bière devrait alors figurer au premier rang des produits utilisés pour modifier un état de conscience, si l'on en juge par la consommation habituelle des nganga.
Un musicothérapeute chercherait lui quel peut être l'effet sur l'organisme malade des rythmes scandés et des chants utilisés. Quel type de modifications de l'humeur cela peut-il entraîner, favorisant des expériences intérieures particulières?
Le psychologue risque d'être beaucoup plus embarrassé pour lire ces cérémonies. S'il est consciencieux, il doit s'intéresser au fonctionnement intrapsychique de chacun des acteurs. Pour le malade, pas de problème. Enfin presque, parce que le triangle initial formateur du moi, père, mère et enfant devient assez difficile à mettre en évidence dans la famille africaine traditionnelle. Où, non seulement la polygamie est de règle, mais où tous les enfants, dès qu'ils sont sevrés du sein maternel, vers l'âge de deux ans, sont élevés, collectivement, par un immense groupe familial, extensible à l'infini. En ce qui concerne le nganga, ce qui le frappe surtout, c'est la formidable maîtrise qu'il a des phénomènes de suggestion et d'hypnose, avec le déclenchement de transes spectaculaires. Mais la présence de la famille, des voisins et des amis ? Que peuvent-ils faire là ? Sont-ils simplement à un spectacle, comme le laisseraient croire la musique et les danses ? Ou bien ont-ils chacun un rôle actif à jouer, et, dans ce cas lequel ? S'agit-il simplement d'un psychodrame, à la mise en scène compliquée à l'envie par des fioritures héritées d'un long passé de pensée magique ? Autant de questions dans lesquelles se perdre, avec le risque d'oublier l'essentiel : que se passe-t-il, à ce moment précis, dans cet enclos limité, entre tous les participants ?
Le systémicien de service peut approcher un peu autrement ce type de fonctionnement global, car il a appris à faire volontairement abstraction de ce qui peut se passer dans la tête de chacun. Et il n'a aucun mal à comprendre que la maladie, comme le traitement, est une véritable affaire de famille, au sens large du terme. L'important se situe au niveau de ce qui se passe entre les personnages. Dans la vie de tous les jours, pour la constitution de la maladie; comme dans les scènes de traitement collectif auxquelles nous assistons. On peut voir, dans cette optique, que le malade a pour fonction, involontaire, bien sûr, de polariser en lui ce qui ne fonctionne pas bien dans son groupe familial.
Et, donc, que pour qu'il guérisse, il faut et il suffit que la crise qu'il épargne ainsi à son entourage, puisse avoir lieu. Mais dans des conditions telles qu'elle ne fasse pas éclater la famille. Ce n'est toujours qu'une question d'homéostasie. C'est là le rôle particulièrement délicat du nganga, qui se révèle ainsi un parfait thérapeute familial. En évitant, par des manoeuvres compliquées, de se laisser absorber, aspirer, par le jeu des interactions des participants. Tous liés entre eux par des liens de sang ou de voisinage.
La crise finale, étroitement contrôlée par le savoir faire du médecin, peut enfin secouer tout le groupe, sans qu'il se disloque. Comme il l'aurait fait, à coup sûr, s'il n'y avait pas eu un malade pour l'empêcher de se manifester aussi dangereusement. La maladie devient alors une protection inutile. Et elle peut alors être expulsée.
L'éclairage apporté par l'analyse systémique nous permet, indiscutablement, de repérer le schéma général de fonctionnement des séances collectives de traitement auxquelles nous assistons. Nos points de repaire deviennent beaucoup plus nets que si nous nous acharnons dans une simple vision individuelle des événements.
Mais, une fois de plus, nous restons sur notre faim. Ces forces dont nous savons maintenant déceler la présence entre ces hommes, leur intensité et leur réciprocité; quel principe les anime donc ? Y-a-t-il moyen d'envisager un moteur commun à tous ces acteurs ? Autrement dit, une compréhension globale de l'ensemble du système des relations inter humaines à un niveau logique supérieur nous est-elle accessible ?
Qu'est-ce qui agite tant tous ces braves gens, qu'ils en tombent malades ? Comme nous tous, ils souffrent de quelqu'un, au travers de haines, de querelles et de tensions familiales. Leurs histoires ressemblent étrangement aux nôtres, si nous les dépouillons de la gangue d'interprétations magiques qui les enrobe. Et risque de les faire paraître, faussement, d'une autre nature. On est toujours dans l'éternel problème des relations inter humaines, qui tournent systématiquement à l'aigre, depuis toujours. Et le thérapeute africain, à n'en pas douter, est devenu un spécialiste de cette mystérieuse alchimie, qui transforme si facilement en cauchemar ce qui aurait du si bien se passer. Normalement.
Le problème essentiel est toujours le désir d'appropriation de ce qu'un autre veut déjà. obtenir. Par exemple une nouvelle femme, ou un emploi de fonctionnaire, particulièrement appréciés sous ces cieux. L'antagonisme naît de cette concurrence, où chacun imite le comportement de celui qui est devenu son rival. Avec un argument supplémentaire à chaque fois, pour clouer définitivement au sol l'adversaire. C'est à dire, au sens étymologique, celui qui est tourné vers, qui donc fait face. Ce jeu de double, au sens réel du terme, ne peut aller qu'en s'exacerbant, chacun augmentant sans cesse la mise pour prouver définitivement son bon droit. Jusqu'à ce qu'il ne soit plus possible aux protagonistes de s'en sortir que par des moyens extrêmes de violence, comme le meurtre et la sorcellerie; ou,symétriquement, le refuge dans la maladie. Mais, à chaque instant, ceux qui sont en désaccord, en palabre, pour parler africain, ne cessent pas de s'imiter l'un l'autre. Si vous en doutez encore quelque peu, regardez le jeu politique dans notre pays. Essayez donc, après quelques années, de dire quelles ont été les différences d'arguments au cours de la campagne entre les deux derniers candidats aux élections présidentielles. Vous voyez que ce n'est pas évident du tout.
Ce mécanisme, formidablement dangereux, d' exaspération croissante jusqu'à l'extrême de la passion entre deux rivaux, le nganga, c'est évident, le comprend parfaitement. Mais, souvenez-vous de la vieille histoire de la paille et de la poutre.
Il ne suffit pas d'être parfaitement conscient de ce qui peut se passer chez les autres. C'est même le plus facile. Encore faut-il comprendre, c'est à dire, ne l'oublions pas, prendre avec soi, le fait que nous sommes, tout comme eux, soumis au même mécanisme. Et que rien n'est plus facile, pour un thérapeute, que d'entrer dans le même rapport de rivalité avec son malade.
Ce que Freud, avec son génie précurseur habituel, avait parfaitement observé quand il parlait de transfert et de contre transfert. Toute la longue initiation du nganga est là pour lui permettre de contrôler en lui-même cette rivalité mimétique. Lui seul en a pris conscience. Il en mesure parfaitement les dangers possibles, chez ceux qui y restent passivement soumis. Cette force ne peut donc être révélée sans courir l'énorme risque qu'elle soit utilisée pour asservir les autres.
Ne sommes-nous pas ainsi fort proches du "ndimsi" africain, le monde des réalités cachées, qui rappelle étrangement le titre de René Girard : " Des choses cachées depuis la fondation du monde" ?
Quant aux yeux de la chèvre, ce sont ceux qui, à l'issue de l'initiation d'Eric de Rosny, lui permettent de voir, comme s'il n'y était plus soumis lui-même, la réalité des rapports humains, actionnés par ce que nous nommons la rivalité mimétique. Le miso manei, les 'yeux quatre", insiste sur le fait que chaque homme naît avec quatre yeux. Deux servent pendant la vie, les deux autres ne s'ouvrent qu'à la mort. Pour le monde visible, et l' invisible. L'initié, celui qui a eu les yeux ouverts, possède, lui aussi,quatre yeux, comme s'il pouvait percevoir des choses imperceptibles aux autres humains. Cette expérience mystique serait à rapprocher d'une autre parole évangélique :" Vous avez des yeux pour ne pas voir, et des oreilles pour ne pas entendre ". Ce qui ne saurait déplaire à notre guide ecclésiastique.
Extraite de l'ouvrage "De qui souffrez-vous ? Contribution à une métamédecine", cette observation est accompagnée d'une analyse plus globale que vous pouvez consulter sur la page de l'auteur
Dernière mise à jour le 05/01/98