UNE HISTOIRE ANCIENNE
Yolande a trente huit ans, est professeur du secondaire, et boit. Boit seule, et beaucoup. Elle se sent très coupable, et voudrait s'arrêter, car elle doit élever seule sa petite fille de huit ans.
Cette alcoolisation remonte à trois ans, au moment où s'est engagée une fort laborieuse procédure de divorce. Enfin, maintenant, c'est terminé. Elle vient d'ailleurs de changer de région, pour s'installer dans la ville de ses parents.
Ce n'est pourtant pas l'amour fou avec eux. Loin s'en faut. Sa mère l'insupporte par ses coups de téléphone permanents, à propos et hors de propos. Où elle sent bien, la fine mouche, une constante surveillance. La voix modifiée par la prise d'alcool, même relativement discrète ne peut s'ignorer au bout du fil.
Quant au père, il a une attitude particulièrement distante avec sa fille. Les rares rencontres, au cours des traditionnels repas familiaux, se terminent toujours très mal. Les insultes réciproques ne sont pas loin. Les frères plus jeunes se contentent de compter les points. Tel est, en gros, l'analyse du système familial actuel.
Il se passe certainement quelque chose de particulier dans cette relation avec le père, dont elle reconnaît facilement souffrir. Et depuis fort longtemps.
Sa vie a connu un tournant dramatique, alors qu'elle avait quinze ans. Elle était la confidente favorite de son père, et ils sortaient souvent ensemble. Sans la mère, toujours assez distante, ni le petit frère. Ses études étaient particulièrement brillantes, ce qui compensait les insuffisances scolaires anciennes de son géniteur. Tout allait donc très bien pour cette petite fille, qui se sentait parfaitement aimée, et le rendait bien.
Soudain, sans qu'elle sache pourquoi, ce père chéri s'est brutalement et définitivement éloigné d'elle. Sans la moindre explication, ce qui n'a pas manqué de lui faire rechercher avec désespoir de quelle faute elle avait pu se rendre coupable à son égard.
Yolande se replie totalement sur elle-même, se laisse traîner en queue de classe et refuse toute relation avec des gens de son âge. Elle se trouve trop grande, trop moche et trop mal à l'aise avec eux. Quand on lui adresse la parole, elle ne sait que répondre, et se réfugie dans un mutisme quasi total. Elle est persuadée que les autres possèdent tous quelque chose qui lui manque cruellement, une espèce de supplément d'être.
Son adolescence passe ainsi, rapidement suivie d'études supérieures mal digérées, et d'un mariage vivement malheureux., puis d'une naissance dont elle ne sait trop que faire. Et enfin la dégringolade de l'alcool.
L'histoire de Yolande, depuis plus de vingt ans, est constamment malheureuse, et de plus en plus malheureuse. La relation mimétique féconde, qui constituait l'élément fort de sa vie, s'est soudain inversée, au moment où elle ne s'y attendait pas. L'attirance de ce père pour sa fille, qu'il tentait de façonner selon son propre désir, afin qu'elle réussisse dans la vie comme il n'avait pu le faire, se transforme en répulsion. Autrement dit, il lui envoie un double message dont nous reparlerons: imite-moi, mais ne m'imite pas.
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Yolande, fille épanouie et pleine de vie, grâce, en grande partie, à la relation privilégiée qu'elle entretient avec son père, voit soudain son horizon intérieur basculer. Cet homme qu'elle tentait de combler, en devançant tous ses désirs, et à qui elle prenait tant pour fortifier son être, devient brutalement un étranger. Elle n'a plus personne qui puisse lui servir de tuteur, au sens horticole du terme, pour poursuivre dans cette voie. Elle n'a plus personne d'important à imiter. Et, craignant sans cesse qu'un semblable retournement d'attitude ne se renouvelle avec quelqu'un d'autre, elle fait tout pour fuir toute nouvelle relation importante.
Et sa personnalité, ne parvenant plus à se nourrir des indispensables relations aux autres, en souffre considérablement. Elle se sent totalement exclue du monde des autres, comme si elle vivait sur une île déserte depuis vingt ans. Dans la réalité, Robinson Crusoé survivrait-il, sans l'apparition providentielle de Vendredi ? On peut sérieusement en douter.
Dans une histoire clinique aussi lourde et ancienne que celle de Yolande, où, une fois de plus, plus ça va, moins ça va, il ne peut exister qu'un projet thérapeutique. Lui permettre de se placer, à nouveau , et à son propre rythme,en position de rivalité mimétique par rapport au soignant. Pour qu'elle fasse l'expérience vécue qu'il n'y a pas obligatoirement, au bout d'un certain temps, un retournement brusque de situation dans n'importe quelle relation avec les autres.
Nous n'avons nul besoin, une fois de plus, de faire intervenir ni l'inconscient, ni la libido ni l'Oedipe, malgré la perche tentante de cette liaison père-fille. Qui se rompt juste au moment où l'enfant devient une femme, c'est à dire un objet sexuel possible. Toute l'observation reste centrée sur la rivalité mimétique entre ces deux personnes. Seule force, au sens physique du terme, qui soit capable à la fois de les attirer et de les repousser
Extraite de l'ouvrage "De qui souffrez-vous ? Contribution à une métamédecine", cette observation est accompagnée d'une analyse plus globale que vous pouvez consulter sur la page de l'auteur
Dernière mise à jour le 27/12/98