Une boule dans la gorge

Il y a déjà plusieurs années qu'elle est soignée , Nicole. Quelques médecins se sont déjà occupés d'elle . Combien de temps pourra bien durer notre relation thérapeutique actuelle ? Le scénario de ses demandes d' intervention est toujours le même. Il faut se rendre chez elle, à quelques kilomètres du cabinet médical, à la suite de son appel téléphonique. En effet, elle ne sait pas conduire une auto et le travail d'artisan très occupé de son mari est une bonne excuse pour faire déplacer le praticien . Cela aussi fait partie des couleuvres à avaler dans ce métier. Que de temps et d'énergie dépensés dans des déplacements totalement superflus, que tout client a le pouvoir, sans restriction aucune, de déclencher à sa convenance, pratiquement sans bourse délier. Les mutuelles, ce n'est pas fait uniquement pour les chiens.

Immuablement, Nicole se présente , dans une maison en ordre parfait, quelque soit l'heure, habillée d'une robe de chambre élégante. Elle est très soignée, et son visage comme son corps sont fort correctement conservés pour les soixante printemps qu'affiche sa carte d'identité. Visiblement, elle passe beaucoup de temps à s'occuper d'elle-même. A l'évidence, elle fait tout ce qu'elle peut pour faciliter le travail de son médecin . La simplicité de sa tenue vestimentaire, loin d'être une quelconque manoeuvre de séduction à son égard, je sens déjà nos amis psychiatres flairer une bonne petite hystérie, est la preuve de sa volonté d'être une malade idéale, en ne dissimulant rien à celui qui doit la soigner.

Examinez-moi tant que vous voudrez, je suis là pour cela, semble-t-elle dire. Afin d'appuyer son attitude de collaboration, elle chausse alors de fines lunettes d'écaille, pour déchiffrer un papier où elle a pris le soin de consigner d'une part tous les troubles qu'elle a éprouvé depuis la dernière visite, et d'autre part une longue liste des médicaments qui lui semblent nécessaires au traitement de tous ses symptômes. Au fil des années, la liste s'allonge sans fin : la constipation chronique télescope les hémorroïdes, qui accompagnent l'excès de cholestérol, les infections urinaires à répétition, plus connues sous le vocable de colibacillose, sans oublier les diverses arthroses et autres insomnies. De quoi y perdre son latin, pour n'importe quel médecin. Mais, visiblement, Nicole gère à merveille ce véritable musée pathologique, en classant soigneusement ses multiples analyses de sang, radiographies et autres compte-rendus d'examens spécialisés.

Ces malades voraces existent, comme l'a confirmé un patient employé dans une pharmacie mutualiste, où, non seulement les gens ne paient pas leurs ordonnances, mais sont aussi remboursés sur le champ des honoraires médicaux. Dans une seule journée, certain petit malin aurait réussi à consulter cinq médecins différents, et à se faire prescrire vingt coffrets du même fortifiant, dont le principe actif est assez fortement alcoolisé. Quant aux remèdes prescrits, ils sont loin d'être tous absorbés. Le professeur Simon, pharmacologue, dans une communication qui fit grand bruit, il y a quelques années, prétendait que 40 pour 100 des produits ordonnés, seulement, étaient utilisés. L'observation directe des armoires pharmaceutiques des familles, regorgeant de boites en tout genre, parfois intactes, va tout à fait dans ce sens. Un vidangeur, pardon, un assainisseur, ne pincez pas le nez, on a les relations qu'on peut, affirmait récemment au cours d'une conversation être effrayé par la quantité de médicaments, souvent avec leur emballage d'origine , qu'il pouvait extraire ... des fosses d'aisance.

Mais Nicole n'est pas du tout de ce genre, et on peut même la soupçonner d'avaler jusqu'au dernier, non seulement les médicaments qui lui ont été prescrits, mais même quelques autres, conseillés par ses amis.

Un beau jour, pourtant, elle se plaint d'une sensation de gène dans la gorge. Elle ressent comme une boule, là, dit-elle en portant la main à son pharynx, qui monte et qui descend. S'agirait-il de la première manifestation de ce cancer qu'elle redoute tant?

Les manifestations d'angoisse et la cancérophobie, nous connaissons bien cela, nous généralistes. Il y a pratiquement toutes les chances qu'il ne s'agisse que de cela, et il est tentant de la rassurer d'emblée sur la gravité de ce trouble. Cependant, instruit par une expérience non négligeable de ce type de situation, le praticien a appris combien le résultat obtenu, en agissant ainsi, est fugitif, et peut être interprété par le malade comme un rejet. " il s'est moqué de moi quand je lui ai dit ce que j'avais. Il ne m'a pas cru, alors qu'il aurait du prendre cela au sérieux". Quant à une attitude ironique qui se voudrait dédramatisante, elle est redoutable dans ses effets auprès du patient , qui ne se sent pas pris en considération .

Et puis, pourquoi s'en cacher, elle a quand même à l'examen une muqueuse un peu inflammatoire, et un ganglion qui parait un peu plus gros que d'habitude. Ce serait vraiment trop bête qu'elle ait une saleté, et à passer à côté. Voilà laché le grand mot, la crainte absolue qui nous a été inculquée au cours de nos études, le péché mortel, par excellence, contre la science médicale Tout médecin digne de ce nom doit d'abord interroger son patient, ce qui notez-le bien, ne veut pas dire lui laisser la totale liberté de ses propos. Seuls peuvent être reconnus comme significatifs, dans cette optique les antécédents personnels ou familiaux, les renseignements sur les habitudes de vie comme la consommation de tabac ou d'alcool, et la description aussi précise que possible des symptômes ressentis par le sujet. Le reste est réputé être de l'ordre du simple bavardage , et ne saurait être retenu . Dûment muni de ces premiers renseignements qui restreignent, fort utilement ,le champ de ses recherches, le praticien a déjà une petite idée de ce dont il s'agit. Du genre: c'est un problème cardio-vasculaire, ou rhumatologique.

L'examen clinique, toujours selon les règles, doit être complet, des pieds à la tête, sans oublier tous les orifices naturels. Centré, bien entendu sur les organes incriminés a priori, mais complet. Où doit s'arrêter ce souci d'exhaustivité ? Faut-il y inclure toutes les techniques actuelles d'examen, avec, en particulier les endoscopies les plus diverses ? La question mérite d'être posée pour la pratique généraliste, car nos amis spécialistes, eux, paraissent l'avoir résolue. Ils fonctionnent volontiers comme si leur objectif prioritaire était la recherche d'une maladie rare, dans le champ de leur discipline, bien entendu. Chacun de ceux qui ont affaire à eux doit donc subir une exploration complète, un bilan. Si vous souffrez de quelques gaz intestinaux, vous avez alors de fortes chances, en vous adressant directement à un gastro-entérologue, de subir un examen détaillé de tout le tube digestif.

De l'oesophage à l'anus, tout votre dedans va subir la curiosité, non seulement de l'oeil de verre des fibroscopes,haut et bas, mais aussi le bombardement des rayons X, et le choc des ultra-sons. Endoscopie, radiologie et échographie, techniques fort onéreuses, sont devenues une sorte de rituel obligatoire dans cette discipline. Parfois, ainsi, on diagnostique une toute autre maladie que celle que l'on recherche au départ, ce qui justifie alors pleinement cette pratique du bilan systématique. C'est aussi tout à fait pratique de vous annoncer que vous avez un kyste du foie décelé par l'échographie, quand on n'a aucune explication à ces fameux gaz qui vous gênent tant. Un diagnostic a été porté, l'honneur médical est sauf. Le fait qu'il n'y ait aucun rapport entre les symptômes dont se plaint le patient et la découverte fortuite d'une anomalie sans gravité ne semble pas très gênant.

Nicole, perçoit une petite appréhension. Une palpation du cou un peu plus appuyée qu'usuellement, cela se remarque, quand on a étudié à fond son médecin. Avec tout son savoir-faire coutumier, elle tend une perche secourable; " Docteur, vous ne pensez pas que l'avis d'un spécialiste pourrait être utile ?". Difficile de reculer, dans un cas semblable. N'importe comment, un refus, même motivé fermement, ne l'empêcherait pas de mettre son projet à exécution. Vous savez bien qu'au nom du principe sacro-saint du libre accès aux soins, n'importe qui peut tirer directement la sonnette de n'importe quel spécialiste. Là encore, les mutuelles jouent leur rôle facilitateur en remboursant systématiquement n'importe quel acte médical .

Voici donc une courte lettre d'explication des symptômes de Nicole à l'otorhino, devenu O.R.L. en ces temps gourmands de sigles . Mais il faut tenter de garder la face : " Je suis persuadé, enfin presque sûr, que vous n'avez rien de grave. Je ne vous envoie chez X...que pour vous rassurer"

Une semaine plus tard, ce qui suppose une jolie performance de Nicole qui a réussi à franchir, en un temps record, la redoutable course d'obstacle nécessaire à l'obtention d'un rendez-vous aussi proche, nouvel appel à domicile. " Voici le résultat du spécialiste" me dit-elle, en tendant une enveloppe cachetée. L'a-t-elle déjà lue? Probable. A sa place qui n'en ferait pas autant ?

Le confrère, parfaitement compétent, après avoir repris brièvement l'histoire des troubles en question, donne un compte rendu de son examen. Celui-ci est absolument normal. Il en conclut donc, ayant remarqué l'inquiétude de la malade, qu'il n'y a rien d'organique dans tout cela, et que cette maladie est fonctionnelle. Il l'a donc rassurée complètement, et lui a juste prescrit un médicament anxiolytique, à petites doses.

La boule dans la gorge de Nicole est donc, pour l'instant, rangée dans ce tiroir, et les recherches complémentaires n'iront pas plus loin. " D'accord, mais comment m'en débarrasser , de cette boule ?" Excellente question, mais il ne faut pas la remercier de l'avoir posée ! Car, si le diagnostic de maladie fonctionnelle reste incertain, aucun traitement n'est proposé en dehors de la bonne parole. Ce n'est rien ma petite dame, pensez que vous n'avez pas de cancer, sortez, faites du sport. Ce qu'en termes plus sérieux on appelle une psychothérapie de soutien.

La dernière arme, le spécialiste ne s'y est pas trompé, est la prescription médicamenteuse. C'est d'ailleurs d'abord pour cela que l'on consulte un médecin: il doit délivrer une médecine, pour utiliser un terme quelque peu suranné. Nicole est anxieuse, bien sûr; et c'est peut-être là la cause de sa maladie. Allons-y , à notre secours l'industrie pharmaceutique !

Extraite de l'ouvrage "De qui souffrez-vous ? Contribution à une métamédecine", cette observation est accompagnée d'une analyse plus globale que vous pouvez consulter sur la page de l'auteur


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Dernière mise à jour le 16/12/98