MISSION SUICIDE

Tout cela, c'est bien gentil, et intéressant, sur le plan théorique. Mais imaginez-vous sérieusement que chaque médecin généraliste puisse se transformer en thérapeute familial? Où trouvera-t-il les moyens de s'adjoindre un co-thérapeute, avec le tarif actuel des actes médicaux? Quand parviendra-t-il à faire contrôler son travail par un superviseur? Autant d'objections pratiques auxquelles on ne peut répondre encore. Et puis,direz-vous, en médecine quotidienne, on n'a, le plus souvent, en face de soi, qu'un individu isolé qui souffre. Vous n'allez quand même pas convoquer toute la famille à chaque fois ? A quoi peut bien vous servir votre conception familiale de la maladie, quand vous vous trouvez devant une personne seule?

Roland est tout seul, quand il vient pousser la porte de la consultation . Auparavant, bien entendu, il a soigneusement tâté le terrain au cours d'une savante approche. Coups de téléphone, et entretiens avec une collaboratrice. Ce n'est pas facile de se rendre dans un endroit qui indique ce qu'on y traite, en toute impudeur. Ce garçon de trente ans, serré dans son costume gris de vendeur de matériel de bureau, cache mal, derrière un épais nuage de fumée, une face ronde, haute en couleur et bouffie.

Pour être seul, il l'est bien. Il vient d'arriver ici, ayant abandonné sa famille et ses amis à cinq cents kilomètres d'ici. Depuis quelques semaines, il monte sa propre affaire avec un jeune associé.

Auparavant, il était salarié d'une grosse entreprise, où il réussissait fort bien. Il habitait, seul, l'appartement voisin de celui de sa maman. Dame veuve, psychologue de son métier, pour qui il éprouve une véritable vénération. Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. A un détail près. C'est que ce fils modèle, de temps en temps, traverse des périodes terribles d'alcoolisation. Il s'enferme alors chez lui, et boit seul, jusqu'au bout. Il en a souvent parlé avec sa mère. Qui,dit-il, devine parfaitement quand il ne va pas bien, et fait tout ce qu'elle peut pour l'aider.

Il existe donc une alternance constante entre le Roland-Jekill, bon fils et vendeur modèle, et le Roland-Hyde,qui fait tant de peine à sa mère par son ivrognerie.

C'est ainsi qu'il se dépeint lui-même. Et la décision de changer radicalement de vie est une tentative pour sortir de cette situation répétitive épuisante. Hélas, sans grand succès, car les crises d'alcoolisation se poursuivent, malgré les nouvelles responsabilités professionnelles. Et malgré la conversation téléphonique quotidienne entre Roland et sa mère. Quand il a bu, c'est elle qui appelle. Comme si elle sentait, à distance, ce qui arrive à son fils.

Il y a déjà belle lurette que Roland cherche, avec les lumières psychologiques de sa maman, une explication à ce comportement bien gênant. Sans grand succès, semble-t-il, malgré la patience infinie de la mère. Le médecin lui propose donc de travailler sur la signification possible de son comportement dans le fonctionnement familial tout entier, et non pas sur ce qui peut se passer à l'intérieur de lui-même.

L'exploration des interactions au sein de la famille n'est pas sans intérêt. Roland a perdu son père, alcoolique, lui aussi, quand il avait dix huit ans. Il s'entendait bien avec lui, bien que deux ans auparavant il ait poussé sa mère à divorcer. Car la conduite du père la rendait malade.

Roland est le petit dernier d'une famille nombreuse, dispersée dans toutes les régions. Et ne se retrouvant guère qu'au cours de grands repas, où notre Roland ne manque pas l'occasion de s'alcooliser bruyamment. Ce qui entraîne, à coup sûr, de multiples coups de fil intra-familiaux les jours suivants. " Comment va Roland ? Il faudrait vraiment faire quelque chose d'énergique pour lui. J'ai entendu parler d'une clinique spécialisée très bien . Il faudrait qu'il ...".

Tout se passe donc comme si l'alcoolisme de l'un des leurs était le seul élément de cohésion du groupe. C'est à dire, malgré les apparences, quelque chose de très bénéfique. Si, tout à coup, Roland allait bien, la famille n'aurait plus aucun point commun et risquerait de se disloquer complètement.

A l'âge de seize ans, ce qui n'est pas banal, notre malade, a littéralement pris sur son dos la responsabilité de la survie de la famille. En faisant partir ce père qu'il aimait bien, et avec qui il a gardé, ensuite, de bonnes relations. Et cela au moment même où frères et soeurs aînés quittaient le nid familial. Il s'est trouve de fait investi de la mission de sauver sa famille, à tout prix. Il a été marié, et n'a pas hésité à rompre rapidement cette union. Et il a même poussé le sens du sacrifice jusqu'à mettre sa propre vie en jeu en buvant. Toujours pour maintenir la cohésion familiale. Cette lecture de la situation dans laquelle se trouve Roland ne prétend pas du tout rendre compte de toute la complexité de son cas. Elle propose seulement un éclairage possible cohérent.

Elle a, cependant, le grand mérite de fournir une autre vision de son alcoolisme, qui devient alors une tentative , dangereuse, ô combien, de traitement d'un malaise familial. Cette interprétation livrée au patient a pour effet immédiat de déculpabiliser ce comportement jugé anormal par tous.

La deuxième phase du traitement, au lieu d'attaquer de front l'intoxication elle-même, est d'envisager qu'il est possible de boire pour soi-même. Pour son propre plaisir. Roland n'y avait guère songé, et subissait ses périodes noires comme une fatalité incompréhensible. Après tout, pourquoi ne pas jouer avec?

En dernier lieu, la thérapie consiste à remettre en question la mission suicide de bouc émissaire familial que s'est fixé Roland, et qu'il est en passe de réussir jusqu'au bout. C'est à dire jusqu'à sa mort. Le simple fait de poser cette question lui fait comprendre qu'il y a une autre réponse possible. Ou plusieurs. Il passe ainsi, sans le vouloir, à un autre niveau logique d'analyse de son entourage, et du rôle qu'il peut y jouer.

Roland est revenu , bronzé, en chemisette, les cheveux frisés . Il semble aller beaucoup mieux. Il vient de rompre son association, et cherche à nouveau du travail comme salarié, dans sa région d'origine.

 

Extraite de l'ouvrage "De qui souffrez-vous ? Contribution à une métamédecine", cette observation est accompagnée d'une analyse plus globale de la thérapie systémique familiale que vous pouvez consulter sur la page de l'auteur


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Dernière mise à jour le 26/12/98