Le bal des irresponsables (NDLR: Le médecin est suisse, il travaille dans une permanence, sorte de dispensaire qui relève du droit privé (mis à part l'obligation contractuelle de rester ouverts 24h/24 avec min. 1 médecin + 1 infirmier(e) pour avoir le statut). En gros fonctionnement comme un cabinet collectif...Ajoutons que c'est pas loin de la gare, à deux pas de l'Armée du Salut et que dans le monde entier cette localisation...)

Une nuit de vendredi 13 très ordinaire:

Je bute tout d'abord sur l'épais dossier de Monsieur Joao Cthulhu (nom fictif) qui traîne sur mon bureu. Maçon de formation primaire, techniquement analphabète, il souffre de deux discopathies lombaires non compressives (tout juste un léger déficit à l'électromyogramme) et de moult plaintes qui ont rendu son retour sur les chantiers impossible. Il était d'ailleurs déjà au chômage au début de ses symptômes, donc on n'a jamais pu tester vraiment une reprise de travail dans ces conditions. Une tentative de recyclage en tant que chauffeur de taxi ayant échoué pour des raisons qui m'échappent, deux ou trois stages de "reclassement professionnel" payés à grand frais par l'office du travail n'ont rien donné, il se trouve maintenant en fin de droits (l'hospice général ayant pris en charge ses frais dans l'intérim d'une solution) et vient me demander de faire le nécessaire pour obtenir une rente d'invalidité.
Ahhh, comme ça fait plaisir, encore un "invalide". Merde. Et de la pire espèce, ceux qui reviennent, et reviennent, et reviennent encore après avoir été déboutés par différents collègues. Est-ce que c'est marqué "sauveur" sur mon front? Ai-je la mauvaise humeur de le foutre à la porte? Il va encore revenir, c'est sûr...
Effectivement on pourrait considérer qu'il n'est pas apte à effectuer son ancien travail de maçon. Mais de là à le considérer comme "invalide", c'est vraiment se foutre de la gueule de tous ceux qui bossent pour payer les cotisations de l'assurance-invalidité.
Et pourtant c'est vrai que les "emplois pour manuels non qualifiés ne nécessitant pas un travail de force sur la colonne dorso-lombaire" semblent fondre ces dernières années comme neige au soleil. On "rationalise", des concierges il y en a de moins en moins, idem pour les tenanciers de kiosques à journaux, les sociétés de gardiennage sont déjà bourrées de cas similaires et d'ailleurs se méfient. Tous ces boulots délocalisés ou éteints finissent par coûter bien plus cher à l'ensemble de la société, car avant ils servaient notamment à caser des types comme M. Cthulhu J. Allons-y avec le formulaire. 1000% d'augmentation des demandes d'AI depuis 1990. Ils ne savent plus ou donner de la tête, ils ont des années de retard dans le traitement des dossiers. Marquer "en
fin de droits, sans autres ressources". Pfff... Et s'ils disent non, l'Hospice Général, autre caisse de l'Etat, continuera à débourser des
tunes juste pour ne pas le voir se clochardiser dans les rues.
Rhaaaaaah!
Surviennent un ou deux rendez-vous. Le chinois probablement clandestin qui s'est presque arraché une phalange avec un couteau de cuisine l'autre jour (bonne cicatrisation) et dont le patron voulait me payer en invitations dans son infâme boui-boui. Remise de certificat "what this"? "this certificate for work, you work tomorrow"
Monsieur Ward Phillips (nom fictif) à la fille streptococcique et qui vient d'attraper le même mal se répercutant dans sa gorge et tous ses muscles. Test positif. Pénicilline pour M. Ward Phillips. S'ensuit une plage calme que je meuble avec les délices des doctrines politiques Polybiennes.
Survient Mme Regina Nyarla-Tothep (nom fictif) suivie par un collègue pour des lâchages du genou droit et qui vient me présenter un genou gauche traumatisé et endolori suite à un de ces fameux lâchages. Bien sûr ça date du début de l'après-midi mais elle ne vient que maintenant à 23h car "elle avait cru que ça allait passer". La vérité c'est que tous s'en foutent car ils ne payent jamais la différence, les surtaxes pour consult de nuit, tout part direct à l'assurance-accident (nous avons le tiers payant pour les accidents seulement). Elle repart avec son traitement et un RDV chez son genoulogue.
Minuit. C'est l'heure que choisit Mlle Pickman (nom fictif) pour venir avec son compagnon me montrer son épaule endolorie suite à une chute survenue à 14 heures ("j'ai attendu que ça passe..."). Je lui explique que c'est bien de venir la journée car nous avons des appareils beaucoup, beaucoup plus performants que la nuit pour tirer des clichés parfaits de ces épaules douteuses. Enfin, elle repart avec son immobilisation, son injection de voltarène etc...
Même cas pour Mme Chandapoutra (nom fictif), chez elle c'est la main qui enfle depuis le matin. Ah, j'allais oublier, une sympathique pensionnaire de l'Armée du Salut qui pèse au moins 150 kg rentre à la faveur d'une consult, va s'installer en salle d'attente boire du jus de fruits ou du thé qu'elle tire d'un gros cabas qu'elle transporte, je l'entends qui farfouille dans notre local cuisine, revient avec un verre. NON, je suis en consultation, non, je ne veux pas de son thé glacé. Elle repart apparemment.
ça se calme, on se dit avec l'infirmier que c'est l'heure de se reposer, qu'il n'arrive que des conneries ce soir.
Paf! Le classique gugusse pissant le sang s'agrippe à notre porte.
On a beau dire qu'à population égale nous avons dix fois moins de délinquance que Strasbourg, je n'en ai pas moins vu un jour un type pratiquement égorgé se ramener chez nous un matin "ça m'est arrivé hier soir, je me suis pas rendu compte, j'avais bu, je me suis réveillé comme ça ce matin").
Cette fois il s'agit d'une entaille frontale de 10 cm jusqu'au périoste par endroits (lame de rasoir?) et une petite plaie au couteau suisse juste en regard de la carotide gauche qui ne pisse pas une goutte mais j'aime vraiment pas sa localisation. Bien sûr "il ne sait pas ce qui lui est arrivé, il était dans un groupe et tout d'un coup un type s'est mis à l'agresser avec une béquille"... Ca c'est des béquilles et mon c... c'est du poulet pense-je. Pendant que je l'explore et le suture, l'agresseur du premier se ramène et apparemment derrière lui toute la bande des copains du premier qui le cherche pour lui faire la peau. On bloque la porte, match de cris entre l'agresseur, ses deux copains et la copine de celui que je suis en train de suturer. On appelle les flics qui sont là assez vite, la situation se détend, façon de parler. J'ai fini de suturer le gugusse, mais il est toujours à 140 avec une tension bizarre, on re-vérifie, pas une misérable trace de poinçon sur le corps, je le luxe quand même à l'hosto pour surveillance, avec en sa compagnie un poinçonné du ventre qui apparaît entre deux. Je m'occupe ensuite de l'autre qui a un bout d'oreille entaillé et plein de bleus partout, il aura certainement besoin du constat vu l'état dans lequel il a mis le premier...
Bon ça se calme? Le temps de bouffer un poil, il est deux heures et demie.
A trois heures, un autre type se ramène avec une fracture de la houppe de P3D2 qui date du matin, "il arrive pas à dormir". RX, attelle, AINS, bye. Roupillos, pionçaille...
à 4 h et demie on me ramène un gamin qui couine avec un ventre de bois péritonitique ("sa fai plousieur jour kila mal docteu") et 39 de fièvre, luxé aussitôt à l'hosto.
Ah! l'appointé Arkham a téléphoné au sujet des lardés, je le rappelle. Bon, ça commence à bien faire, non? Roupillos bis, cette fois ils se sont calmés.
"Quel beau métier que nous faisons".


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Dernière mise à jour le 16/12/98